18 octobre 1957: Albert Camus (1913-1960), auteur, notamment, de 2 romans, L’étranger et La peste, et d’un essai philosophique sur l’absurdité de la condition humaine, Le mythe de Sisyphe, obtient, à 44 ans, le prix Nobel de littérature. Les académiciens de Stockholm récompensent bien sûr la vigueur, la précision et le ramassé de son style, mais aussi, et surtout, le moraliste, le message spirituel et l’intransigeante fermeté de ce directeur de conscience publique.
Dans ce numéro 1931 du Canard enchaîné, paru le 23 octobre 1957, Morvan Lebesque (1911-1970), qui tint pendant 18 ans une chronique d’humeur appréciée des lecteurs, navigant entre polémique et pamphlet, pessimisme actif et humanisme laïc, lui rend un hommage d’autant plus appuyé que Camus est son modèle, son idole: « Oui, Camus est français, et écrit en français, et c’est la France, en sa personne, qui reçoit le prix Nobel. Et pourtant, Camus est seul, doublement seul, et comme une patrie à lui seul. Par le fait qu’il est né en Algérie, d’abord; et ensuite, parce que toutes les valeurs dont il se réclame sont aujourd’hui sacrifiées par la violence. Quel symbole et quel crève-cœur ! […] Deux races, deux mondes s’étaient rejoints là, et qu’importait, après cent ans, que ce fût par une conquête. La conquête appartient au passé. […] N’eût-il pas été raisonnable d’accepter le cadeau miraculeux et de forger ici la fraternité de l’Europe et de l’Afrique, mieux encore: de prouver ici, par l’exemple, que des races ne sont rien et que l’homme ne peut subsister qu’en vivant en paix avec l’homme ? Au lieu de cela, de cette terre de destin, on a fait un champ de bataille […] Et au centre de ce combat, dis-je, un homme: Albert Camus. Le seul à savoir ce qu’il fallait faire, parce que cette science vient de l’esprit et du cœur. Oui, en couronnant Albert Camus, le prix Nobel a couronné l’Algérien. Un solitaire désespéré. Pourquoi le taire ? Au Canard, nous aimons beaucoup Albert Camus. Nous l’aimons pour mille raisons.
[…] Jamais Camus n’a marché dans un seul des bobards philosophiques et politiques à la mode, jamais il n’a eu à se repentir d’avoir « adhéré » à quoi que ce fût, jamais on ne l’a entendu crier « Vive ! » ou « A mort ! » avec la foule infantile, jamais il n’a sombré dans les manichéismes de droite ou de gauche, voyant tout blancs les uns et tout noirs les autres […] C’est pourquoi, en ce jour où l’on fête un Français d’Algérie prix Nobel, je voudrais bien qu’on ne se contentât pas de lui tresser des couronnes. Je voudrais bien que l’on commence, enfin, à l’entendre ».
SP