Le « Canard » aux amendes – Cinq ans d’indignité – par André Sauger –
Grand inquisiteur des turpitudes du pouvoir, pourfendeur de scandales politico-financiers, Le Canard enchaîné est naturellement exposé aux poursuites et procès, souvent pour diffamation. Les requérants doivent cependant y réfléchir à deux fois, compte tenu du respect de la liberté de la presse, du sérieux travail d’investigation fait avant publication et de la plume acérée des rédacteurs, mettant en plus les rieurs de leur côté. Mais il arrive que le Canard soit condamné, plus ou moins lourdement.
Le 12 avril 1960, Éric Peugeot, 5 ans, est enlevé. Il est rendu 2 jours plus tard à ses parents, contre le paiement d’une rançon, acquittée par le grand-père, propriétaire de la firme automobile.
Après l’arrestation des 2 ravisseurs en mars 1961, quelques journaux à sensation (Paris-Presse, Juvénal, Il Giorno) mettent en doute la version du rapt et prétendent que les époux Peugeot avaient connu les ravisseurs lors de parties fines et que la rançon correspondait en fait à un chantage, basé sur des photos compromettantes. Triste fait divers, sans intérêt pour Le Canard. Pourtant, un pigiste de l’hebdomadaire, Christian Plume, rédigea un article sur l’affaire – édition du 15 mars 1961 – reprenant ces élucubrations, tout en affirmant qu’il s’agissait d’une fiction, d’un conte, avec des noms et des lieux fantaisistes. Mais les époux Peugeot portèrent plainte contre les 3 journaux précités et le Canard pour diffamation publique.
Le 19 septembre 1962, la 17ème Chambre correctionnelle du Tribunal de Grande Instance de la Seine condamna Christian Plume, en tant qu’auteur de l’article, et Jeanne Maréchal, en tant que directrice de la publication, à payer chacun 5 000 francs d’amende, à insérer le jugement dans leur propre journal et à régler les dépens. Condamnation sévère, qui ne s’arrête pas là.
Fin juin 1963, Jeanne Maréchal est radiée des listes électorales du 18ème arrondissement de Paris, où elle réside. Une sanction certes prévue par le Code électoral à l’encontre des citoyens condamnés à une amende supérieure à 2 000 francs, mais jamais appliquée dans le cas de procès de presse. L’instruction semblait venir directement du ministère de l’Intérieur…
Alors, dans le numéro 2228 du 3 juillet 1963, André Sauger, administrateur du Canard, s’insurge : Pareille discrimination constitue une atteinte à l’honnêteté la plus élémentaire qui est, comme chacun le sait, à la base de la doctrine gaulliste. La petite vengeance d’une mesquine muflerie dont a été victime notre directrice, Jeanne Maréchal, a montré aux plus aveugles le mépris que le pouvoir professe pour ce qu’il est convenu d’appeler « la liberté de la presse » .
Malgré les protestations et les recours, Jeanne Maréchal mourut en 1967 sans avoir recouvré sa capacité électorale.
SP