Dans ce numéro 2241 du Canard enchaîné, paru le 2 octobre 1963, Jean Clémentin (1924-2023), alias Jean Manan, « envoyé spécial à Bonn », signe un article (« du genre pesant ») évoquant un testament secret du chancelier allemand Konrad Adenauer, 87 ans, poussé vers la sortie par son ministre de l’Économie et successeur, Ludwig Erhard: « Les proches de mon Conrad font circuler parmi leurs amis un long mémorandum, sorte de testament politique écrit à la 3ème personne et où les connaisseurs retrouvent la patte du vieux monsieur, et qui constitue la charte de l’opposition adenauerienne (et gaulliste) au cher Erhard ». Adenauer, figure de l’Allemagne contemporaine et l’un des promoteurs de la réconciliation franco-allemande, vient de signer avec de Gaulle, en janvier 1963, le traité de l’Élysée, traité d’amitié franco-allemand renforçant la coopération dans les domaines de la défense, des affaires étrangères ou de l’éducation, jugé, dans le contexte de la guerre froide, trop favorable à Paris par Ehrard et d’autres membres du parti conservateur de la CDU au pouvoir à Bonn.
Le 17 février 2022, l’Obs publie une enquête, basée sur l’étude de 1548 pages d’archives déclassifiées des services secrets tchécoslovaques (StB), révélant que Jean Clémentin fut, de 1957 à 1969, un agent stipendié de la StB, sous le nom de code « Pipa » (robinet en tchèque), matricule 41582. Sa motivation est idéologique, rejet des méthodes de l’armée et dégoût du colonialisme (il passe plusieurs années en Indochine comme soldat puis journaliste), et financière, percevant l’équivalent de 40 000 euros pendant les 5 premières années de sa « collaboration », l’aidant à acquérir une maison à Meudon et une 2 CV, en échange de 300 notes d’informations et de 3 articles de désinformation, inspirés par la StB et parus dans le Canard. – outre dans ce numéro, « Dans le trou du chef » publié le 8 juillet 1964, et « La guerre du Rififi: C’est la fête à P.P. » publié le 17 novembre 1965.
Ainsi, le testament susmentionné était-il un faux, le voyage en Allemagne un bidonnage et l’article une réécriture des directives de la StB. Baptisée «Narcis », l’opération visait à accroître les dissensions au sein de la CDU, avec ce testament pro-français. L’article ne fut pas repris par la presse et n’eut pas de répercussion diplomatique.
Jean Clémentin (dit « Tintin ») fut un personnage clé du Canard dans les années 60 et 70. Ses sources dans l’armée furent précieuses au moment où l’Algérie remplaça l’Indochine dans l’actualité et permirent à l’hebdomadaire satirique de sortir des informations exclusives, de conquérir de nouveaux lecteurs et de redresser ses ventes, tombées au plus bas en 1953. Il développa l’investigation au sein du journal. Co-rédacteur en chef de décembre 1969 à juin 1976, c’est au total plus de 30 ans passés au Canard, qu’il quitte, aigri, en 1989.
L’affaire, fût-elle ancienne et prescrite, méritait mieux comme réponse – surtout de la part de 2 anciens directeurs – qu’un « ce n’est pas ma génération, je l’ai très peu connu« , de Nicolas Brimo, ou qu’un « vu l’ancienneté des faits, personne n’est à même de témoigner […] Tout le monde, à commencer par Le Canard, devra donc faire tintin !« , de Michel Gaillard, qui eut tout loisir de le côtoyer pendant 23 ans…
SP