N° 1717 du Canard Enchaîné – 16 Septembre 1953
N° 1717 du Canard Enchaîné – 16 Septembre 1953
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Le pauvre « imbécile » qui fit trembler la République
Dans Le Canard du 16 septembre 1953, R. Tréno raconte l’histoire hallucinante de Jacques Despuech, modeste employé devenu malgré lui dénonciateur du gigantesque trafic des piastres. Un Candide qui met les pieds dans un nid de vipères coloniales et se retrouve broyé par la machine. Ruiné, traqué, abandonné, il n’a plus rien — sauf le soutien inattendu d’une souscription lancée par le Canard lui-même. Une affaire qui dit tout de l’état moral de la IVᵉ République à l’heure où s’effondre l’Empire d’Indochine.
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L’imbécile qui en savait trop
En une du Canard du 16 septembre 1953, R. Tréno livre un texte qui ressemble à un réquisitoire, une oraison et une scène de crime tout à la fois. L’Imbécile, ce n’est pas une figure abstraite : c’est Jacques Despuech, petit employé de l’Office des changes de Saïgon, devenu malgré lui l’homme qui dérange. Celui qui, par simple naïveté, a ouvert une porte que tout le monde voulait maintenir fermée : celle du trafic des piastres, cette immense machine à enrichir militaires, fonctionnaires, commerçants coloniaux, affairistes, barbouzes et politiques de la IVᵉ République.
Dans le cimetière de la IVe République
Tréno commence fort : sans l’entêtement de Despuech, « cette affaire rejoindrait déjà le caveau de famille de la Quatrième République ». L’image est saisissante : les scandales y dorment « leur dernier sommeil », jusqu’au moment où un nouveau téméraire, un imprudent, vient soulever le couvercle. L’affaire des piastres n’est pas une simple irrégularité budgétaire : c’est un système d’enrichissement organisé autour de la monnaie indochinoise, dont le taux de change, volontairement maintenu artificiel, permettait toutes les spéculations. Depuis les années 1945, des milliers de fortunes parallèles se bâtissent dans l’ombre, au moment même où la guerre d’Indochine engloutit des vies et l’argent public.
L’ingénu face au pot de fer
Despuech, le « Huron », n’a rien d’un militant ni d’un héros. Tréno s’acharne à rappeler sa naïveté presque comique : « le courageux, le téméraire, le pauvre con ». Un jour, en classant des documents, l’homme met la main sur des opérations douteuses ; il en parle à son supérieur, M. Rivet ; celui-ci meurt à Bahreïn dans des circonstances troubles. Puis d’autres tombent. Et Despuech, qui finit par rédiger un manuscrit pour raconter ce qu’il voit, se retrouve lui-même la cible d’émissaires plus ou moins menaçants. Le Canard rapporte fidèlement les avertissements : « Vous êtes le pot de terre contre le pot de fer », « On vous retrouvera dans un asile ou dans un accident ». Et l’innocent ne comprend rien : il croit qu’on l’aidera, que son livre sortira. Il pense que la vérité suffit.
Le système se défend
Tréno souligne avec férocité la mécanique implacable du scandale : dès que l’auteur cherche un emploi, on lui répond « Heu… impossible ». Il doit quitter son logis, dormir dans une voiture, se cacher à la campagne. Sa femme, vietnamienne, reste bloquée au pays. Il perd tout : travail, amis, santé mentale et même sa maigre sécurité matérielle. Le récit donne presque le vertige, rappelant les dérives de toutes les affaires politico-financières où un lanceur d’alerte isolé se retrouve broyé.
La souscription pour l’Imbécile
La fin de l’article, marquée par l’appel inattendu de Henri Jeanson — « Le Canard devrait ouvrir une souscription pour cet imbécile » — offre un retournement étonnant. Le journal l’ouvre immédiatement, affichant les premiers dons : Jeanson, Tréno, Yves Grosrichard, Rochon, Breffort, Salardenne, Lap, Verdot, G. Macé, J.-P. Lacroix. Le Canard transforme l’imbécillité supposée en acte de bravoure involontaire. La souscription fait tout de suite sens : ce n’est pas seulement de l’humour, c’est un hommage. L’imbécile de Tréno, c’est le dernier juste d’un système pourri.
Un révélateur de la crise coloniale
L’article se situe en 1953, dans une IVᵉ République déjà vacillante, au moment où la guerre d’Indochine coûte des millions par jour, des milliers de vies, et que la France ne parvient plus à définir son rôle sur un empire colonial en train de s’effondrer. Le trafic des piastres n’est pas une anecdote : il symbolise cette combinaison de corruption, d’aveuglement politique et d’impunité qui gangrène l’État. Tréno, en faisant de Despuech un martyr pathétique, montre indirectement ce que vaut une République incapable d’entendre ceux qui parlent trop clair. Et il enfonce le clou : « Les salopiastres ont juré de l’avoir ; c’est miracle qu’ils ne l’aient eu déjà. »
Tréno chronique, accuse et, finalement, protège
L’article est d’une dureté spectaculaire mais jamais gratuite. Il révèle la violence du système colonial à travers le destin d’un seul homme. Il rappelle que l’Empire n’est pas seulement un décor d’exotisme, mais un immense terrain de prédation financière et politique. En célébrant, avec une ironie cruelle, « l’Imbécile » qui ne sait pas manœuvrer, Tréno dit tout haut ce qu’on murmure : si la France perd l’Indochine, ce n’est pas faute de courage militaire, mais faute d’honnêteté politique.
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