N° 2921 du Canard Enchaîné – 20 Octobre 1976
N° 2921 du Canard Enchaîné – 20 Octobre 1976
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Ça chauffe, marcel !
Dans le deuxième round de « l’affaire Dassault », Le Canard sort l’artillerie lourde : fac-similés du manuscrit d’Hervé de Vathaire, filiales en poupées russes, généraux recyclés dans le commerce des Mirage et hauts fonctionnaires des Impôts complaisants. À côté, Claude Angeli croque un Marcel Dassault « trafiquant d’âmes », achetant officiers, ministres et influence médiatique comme on passe à la caisse. Années Giscard, années béton : l’État se serre la ceinture, mais l’aviation privée vole très haut. Plongée dans une Mare aux Canards où la fraude fiscale a des ailes et des décorations.
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Le deuxième round de l’affaire Dassault
Le titre de la Mare aux Canards, « Ça chauffe, Marcel ! », résume bien le climat de l’automne 1976. Depuis la fuite spectaculaire du comptable Hervé de Vathaire, disparu avec plusieurs millions en liquide, l’empire Dassault vit avec une épine plantée dans sa caisse noire. Le Point a commencé à publier des extraits de son « dossier » ; Le Canard, qui possède lui aussi une photocopie du manuscrit, contre-attaque à sa manière : fac-similés, chiffres, mais aussi jeux de mots et chars d’assaut dessinés par Pino Zac.
Nous sommes sous Giscard, à une époque où l’austérité officielle n’empêche pas les fortunes industrielles de prospérer, surtout lorsqu’elles sont intimement liées à l’appareil d’État. Dassault, c’est à la fois le constructeur des Mirages, un sénateur gaulliste, un patron de presse, un bailleur de fonds politique et un champion de l’optimisation fiscale avant l’heure. L’enjeu, pour Le Canard, est simple : démontrer que ce mélange des genres n’est pas une coïncidence, mais un système.
Les circuits de la fraude, version Mare aux Canards
La première partie de la page dissèque les « circuits de la fraude » décrits par de Vathaire : deux hauts fonctionnaires des Impôts, accusés de mansuétude tarifée, auraient permis à Dassault d’économiser de confortables milliards d’anciens francs. Le Canard publie des passages du manuscrit, censurant juste les noms, et rappelle que l’instruction commence enfin à prendre au sérieux ces accusations de « retrait » fiscal complaisant.
Mais c’est dans « Filialement vôtre… » que la mécanique Dassault apparaît dans toute sa sophistication. Le journal s’attaque à la « société-mère » oubliée, la fameuse Société Générale Immobilière Marcel Dassault, boîte discrète mais centrale, à laquelle remonteraient les droits de licence sur les prototypes d’avions. Une société d’investissement logée dans l’immobilier, quasi entièrement détenue par Marcel lui-même, qui sert de réservoir à dividendes, droits et rentes tirés des marchés militaires.
On voit se dessiner ce que Le Canard appelle, avec un sourire en coin, la famille « Marcel et Marcel et Marcel » : la GIMD, Avions Marcel Dassault, Breguet Aviation, filiales électroniques… Une constellation de sociétés où l’État, client principal, paie rubis sur l’ongle, tandis que la plus-value prend discrètement l’ascenseur vers une SARL personnelle, à l’abri de la curiosité fiscale. L’enjeu n’est plus seulement la fraude stricto sensu, mais la privatisation des bénéfices d’une industrie largement nourrie d’argent public.
Le trafiquant d’âmes
Claude Angeli, lui, déplace le projecteur : moins sur les chiffres que sur les personnes. Dans « Le trafiquant d’âmes », il montre comment la fortune Dassault ne se contente pas d’échapper au fisc ; elle achète des hommes. Des généraux de l’air recyclés dans le privé, promus directeurs commerciaux ; des hauts fonctionnaires passés des cabinets ministériels aux conseils d’administration ; des politiques dont les campagnes électorales ont été arrosées par le constructeur des Mirage.
La formule est violente, mais précise : Dassault ne trafique pas que des avions, il trafique des loyautés. Angeli dresse la galerie de ces « soldats de l’empire Dassault » qui, une fois en retraite ou en disgrâce ministérielle, trouvent refuge dans le groupe. De l’adjoint à l’armement à l’ancien directeur de l’aviation civile, chacun vient apporter ses carnets d’adresses, son savoir-faire administratif et un peu de sa légitimité à ce patron que la justice n’arrive jamais à rattraper.
Le dessin de Cardon, où Marcel déclare « J’ai le droit de faire ce que je veux avec mon argent des Français !!! », condense la thèse : il s’agit bien d’« argent des Français », c’est-à-dire de commandes publiques, transformé en outil d’influence politique.
Capitalisme d’État, morale de bazar
Ce qui frappe, à la relecture, c’est la modernité du tableau. Le Canard ne se contente pas de dénoncer un « mauvais riche » ; il décrit un capitalisme d’État où l’industriel vedette est à la fois fournisseur du ministère de la Défense, sénateur gaulliste, patron de journaux de droite et mécène des campagnes électorales. L’affaire de Vathaire devient ainsi la petite porte par laquelle on aperçoit le grand salon : celui où l’argent de la dette militaire circule entre Trésor public, société-mère discrète et carrières politiques bien huilées.
En 1976, alors que Giscard vante la rigueur budgétaire et que Raymond Barre prépare ses plans anti-inflation, cette page du Canard rappelle que certains savent très bien se protéger de la crise. Aux chômeurs, on parle de « sacrifices nécessaires » ; à Marcel Dassault, on parle d’« empire » et de « génie national ». La Mare aux Canards répond avec ses armes : documents, sarcasmes, et un char d’assaut transformé en tondeuse à billets.
Au fond, toute la page est construite comme un réquisitoire joyeusement rageur : oui, la justice avance, mais lentement ; oui, la presse dite sérieuse commence à s’intéresser au dossier, mais Le Canard entend rappeler qu’il était là dès le début, seul contre l’avionneur intouchable. En 1976, « ça chauffe, Marcel » : le journal n’est pas sûr que la casserole finira au tribunal, mais il s’assure au moins qu’elle crépite bien aux oreilles de ses lecteurs.





