N° 4015 du Canard Enchaîné – 8 Octobre 1997
N° 4015 du Canard Enchaîné – 8 Octobre 1997
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Octobre 1997 : Maurice Papon a déjà obtenu un demi-siècle de sursis
À la veille du procès Papon, Le Canard enchaîné rouvre les tiroirs de l’Histoire.
Dans sa Mare aux Canards du 8 octobre 1997, Nicolas Brimo révèle que les archives de Bordeaux accablaient le “grand serviteur de l’État” dès 1945.
“Les archives ont dormi de 1945 à 1981” : cinquante ans de silence et de promotions, jusqu’à Bercy.
Autour de l’enquête, Cabu signe des dessins cruels et justes : le rire comme arme contre l’oubli.
Une page qui restera comme l’un des sommets du journalisme de mémoire signé Canard.
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8 octobre 1997 : Maurice Papon, cinquante ans de sursis
Quand le Canard rouvre les archives du silence
Le 8 octobre 1997, Le Canard enchaîné publie en pleine Mare aux Canards une enquête explosive signée Nicolas Brimo, quelques jours avant l’ouverture du procès de Maurice Papon à Bordeaux.
Sous le titre cinglant « Maurice Papon a déjà obtenu un demi-siècle de sursis », le journal revient sur le long sommeil des archives de la préfecture de Bordeaux, entre 1945 et 1981, et démonte méthodiquement la mécanique de l’oubli.
L’article s’ouvre sur une phrase d’une froide ironie :
« Les archives ont dormi de 1945 à 1981. »
Un demi-siècle de silence, d’omissions, de promotions aussi, pour celui qui fut secrétaire général de la préfecture de la Gironde sous Vichy, signataire d’ordres d’arrestation et d’expulsion de familles juives.
Brimo rappelle que, loin d’avoir été “découvert” tardivement, le passé de Papon était connu dès la Libération.
Un document “très secret”, exhumé par le Canard, prouve que dès 1945, le nom de Papon figurait sur la liste des cadres “suspects de collaboration”.
Un homme couvert par la continuité d’État
Cette Mare aux Canards est moins un réquisitoire qu’un acte d’accusation contre la France d’après-guerre.
Papon n’a pas seulement échappé à l’épuration : il en est sorti renforcé.
Le journal souligne qu’en 1945 déjà, certains hauts fonctionnaires plaidaient pour “l’unité administrative” face au chaos politique, et que l’on préféra fermer les yeux sur le passé pour ne pas fragiliser l’appareil d’État.
De “suspect” en 1945, Papon devient donc préfet, puis haut fonctionnaire modèle sous la IVe République.
À l’orée des années 1960, il incarne cette administration sûre d’elle-même, faite de serviteurs loyaux plus que de consciences inquiètes.
L’article n’emploie pas le mot, mais tout y renvoie : la raison d’État.
C’est elle qui protège, élève, recycle les hommes du régime précédent, à condition qu’ils soient “efficaces”.
C’est elle, encore, qui lui ouvre la voie d’une carrière sous De Gaulle, puis Giscard.
Et Brimo de pointer le paradoxe : en 1981, lorsque les documents bordelais refont surface, c’est un ministre du Budget en exercice que la presse découvre sous le vernis.
Épuration ratée, justice différée
Le Canard écrit sans fard :
« Les révélations du “Canard” ont longtemps laissé de marbre la presse et les hommes politiques. »
Le journal assume cette solitude — celle d’avoir crié dans le désert pendant près de deux décennies.
Il rappelle qu’en 1981 déjà, lors du premier procès intenté par Papon à des résistants bordelais, la justice s’était montrée “désobéissante”, selon un euphémisme cruel.
Le jury avait choisi d’ignorer les pièces accablantes, préférant à la vérité d’archives la réputation du “grand serviteur de l’État”.
Autour du texte de Brimo, les dessins font office de commentaire visuel :
– Cabu dessine un procureur saluant un Papon impassible : « Un grand serviteur de l’État... qui aurait dû terminer sa carrière comme président de la République ! »
L’humour, ici, n’adoucit rien. Il révèle. Il dit ce que le langage judiciaire n’ose pas dire : la complicité tranquille, la morgue intacte.
Le miroir d’une République
Brimo consacre une large partie de son enquête à retracer la continuité des protections dont Papon bénéficia.
À Bordeaux, sous Vichy, il fut encensé par les autorités allemandes pour son “efficacité administrative”.
Sous la IVe République, il fut promu pour la même raison.
En 1961, De Gaulle lui confie la préfecture de police de Paris — et c’est lui qui dirigera la répression du 17 octobre, où des dizaines d’Algériens furent jetés dans la Seine.
En 1978, Giscard en fera un ministre.
C’est cette trajectoire que résume la page : de Drancy à Bercy, sans rupture, sans remords, et surtout sans obstacle.
Le Canard souligne que si Papon a “tenu” jusqu’en 1997, c’est que tout un système l’a protégé.
Les gouvernements successifs, les préfets, les réseaux gaullistes et les vieilles complicités administratives ont fabriqué autour de lui une cuirasse de respectabilité.
Le journal interroge : « Pourquoi a-t-il fallu attendre 1981 pour ouvrir les dossiers ? Pourquoi, jusque-là, tant de cécité volontaire ? »
Humour noir et devoir de mémoire
L’un des mérites de cette page est d’articuler, sans lourdeur, l’enquête historique et la satire.
Les dessins de Cabu, les encadrés “Épuration ratée” ou “Promotion Papon”, tissent une même morale : la dérision pour dire le scandale.
C’est une leçon de style Canard : parler de ce qui brûle avec le sourire des becs, pas pour s’en protéger, mais pour mieux y plonger.
La Mare se clôt sur un constat sans appel :
« Voilà pourquoi et comment le Canard a publié le 6 mai 1981 son premier article sur Papon. Il fallait attendre que l’homme serve l’État pour qu’on ose le juger. »
En une phrase, tout est dit : la justice n’arrive que lorsque le pouvoir n’a plus besoin de son serviteur.
Une page d’histoire en forme de miroir
Cette enquête du 8 octobre 1997 n’était pas un simple rappel de faits.
Elle offrait, à la veille du procès, une lecture politique de la mémoire française : celle d’un pays prompt à l’indignation, lent à la reconnaissance des fautes.
Sous les coups de bec du Canard, le “grand commis de l’État” redevient ce qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être : un homme comptable de ses actes.
Et si cette Mare aux Canards conserve aujourd’hui toute sa force, c’est parce qu’elle ne s’arrête pas à Papon : elle interroge l’État lui-même, son culte de la continuité, sa peur du désordre moral.
Un demi-siècle de sursis, écrit Brimo — pour Papon, mais peut-être aussi pour la conscience nationale.





