N° 2888 du Canard Enchaîné – 3 Mars 1976
N° 2888 du Canard Enchaîné – 3 Mars 1976
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Château-Chirac et le qu’en dira-canton
Printemps 1976, cantonales « apolitiques » sur le papier, mais en Corrèze c’est la « vie de château ». À Maussac, un maire demande des toilettes : « 15 à 20 000 francs ? O.K., on te donnera ta subvention », répond Jacques Chirac, Premier ministre et distributeur officiel de crédits. En trois week-ends, « Château-Chirac » arrose cantons, mairies et cimetières, pendant que la presse locale applaudit. Le Canard enchaîné raconte cette tournée électorale où l’on confond volontiers électeurs et bétail de foire, et où l’argent public sert de bulletin de vote estampillé Corrèze.
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Château-Chirac, royaume des subventions
En mars 1976, la France s’apprête à voter aux cantonales, ces élections que le gouvernement jure, la main sur le cœur, « rigoureusement apolitiques ». Le Canard se penche sur la Corrèze, fief de Jacques Chirac, alors Premier ministre et déjà champion toutes catégories du « qu’en dira-canton ». À la une, un billet sur Maussac, et en page 3, un reportage de La Mare aux Canards (« Avec Chirac, en Corrèze… C’est la vie de château ») démontent la même mécanique : le Premier ministre en tournée n’est pas un candidat, c’est une caisse de subventions sur pattes.
Les miracles au coin du camping
Dans le billet « Château-Chirac et le qu’en dira-canton », tout commence à Maussac. Le maire, tranquille, fait le point avec le chef du gouvernement sur les travaux de la mairie et du camping pour enfants. On discute mètres carrés, on compte les gamins, on parle toilettes publiques. Le dialogue tombe comme une scène de comédie : « Ça coûtera bien 15 000 à 20 000 F, répond le Premier ministre. O.K., on te donnera ta subvention. »
Le Canard souligne que cette petite pissotière « aura bien mérité de la majorité » autant que l’église, le toit de l’école ou le cimetière d’Alleyrat. L’hebdo cite L’Express, qui raconte comment, en trois week-ends, « Château-Chirac » a arrosé les cantons de Corrèze de 4 millions de crédits, dont 1,5 payés par l’Intérieur (bâtiments communaux) et le reste par l’Agriculture. Le Premier ministre ne se contente pas de serrer des mains : il distribue des toits, des WC et des subventions.
La vie de château… d’eau
En page 3, La Mare aux Canards développe le tableau. Chirac sillonne les cantons difficiles, Beynat et Saint-Privat, mais aussi autour de Tulle-Sud et Bort-les-Orgues. Les scènes s’enchaînent : banquets, cortèges, visites de mairies, restaurateurs éberlués, clochards qu’on sermonne. Dès qu’un élu évoque un projet de route, d’école, de clocher, le Premier ministre dégaine : « Je prends. Je prends. » Traduction du Canard : « C’est-à-dire : je paie. »
Le texte insiste sur cette étrange règle du jeu : pour être bien vu, il faut être dans le bon canton, parler au bon moment, devant le bon ministre. À Naves, « les élus n’en revenaient pas ». On n’est plus très loin de la foire au bétail : le billet de une demande crûment si le Premier ministre « prend quoi ? Les électeurs pour des bestiaux qu’on achète à la foire ? »
Presse locale aux petits soins, crédits en pluie fine
Le reportage se régale aussi de la complicité de la presse corrézienne. La Montagne, Avenir 19, la « presse locale » sont décrits comme autant de relais du château. On publie des photos flatteuses, on relaie religieusement les annonces de crédits, on célèbre les miracles budgétaires. Les opposants, comme Georges Debat, sont renvoyés à leurs « promesses non tenues » : ils n’ont pas la même clé du coffre-fort de l’État.
Chirac, lui, a tout : Matignon, les ministères, les préfets, les banques, les médias amis. Officiellement, les cantonales ne sont qu’un scrutin de proximité. En Corrèze, elles deviennent le test grandeur nature de la capacité du Premier ministre à transformer ses fonctions nationales en machine de guerre électorale.
Clientélisme à l’ancienne, modernité giscardienne
Le plus cruel, dans ces textes, est la fausse naïveté : le Canard imagine « 96 Premiers ministres, un par département », ce qui réglerait d’un coup la misère des collectivités locales. Plus besoin de mendier des crédits, chacun aurait son propre Château-Chirac. Ou, autre solution, ironise le billet : tous les Français pourraient se faire « naturaliser Corréziens ».
Ce double coup de bec résume l’enjeu politique des années 1970 : les communes étouffent financièrement, le pouvoir central garde la clef des robinets, et les élus locaux s’alignent derrière ceux qui savent les ouvrir. Giscard se veut moderne, européen, gestionnaire élégant ; son Premier ministre pratique, lui, un clientélisme de Quatrième République, mais avec hélicoptère, cortèges officiels et millions de francs.
En 1976, avant même la création du RPR, Le Canard voit déjà se dessiner le Chirac des décennies suivantes : animal « politique » qui ne se présente jamais « les mains vides », mélange d’enthousiasme rural, de bonhomie affichée et de carnet de chèques budgétaires. La Corrèze n’est pas seulement un fief électoral, c’est un laboratoire de pouvoir : on y apprend comment transformer l’argent public en gratitude privée.





