N° 905 du Canard Enchaîné – 1 Novembre 1933
N° 905 du Canard Enchaîné – 1 Novembre 1933
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Les carnets de M. Lebrun
Le 1ᵉʳ novembre 1933, Le Canard enchaîné publie un chef-d’œuvre d’ironie signé Jules Rivet : « Les carnets de M. Lebrun ».
Sous la forme d’un journal intime du président, Rivet transforme la crise ministérielle en comédie domestique.
On y voit Albert Lebrun s’inquiéter de ses chaussures plus que du sort de la France, cacher son argenterie avant de recevoir les ministres, et donner le parapluie d’un député à son chat.
Un rire redoutable, qui résume la IIIᵉ République à un vaudeville au bord du gouffre.
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Les “Carnets de M. Lebrun” : quand Jules Rivet transforme une crise ministérielle en vaudeville républicain
En cet automne 1933, la IIIᵉ République s’enlise dans une nouvelle crise politique. Édouard Daladier, renversé par la Chambre le 24 octobre, laisse place à Albert Sarraut, ministre expérimenté et modéré, chargé de constituer un “gouvernement de large concentration”. Une formule qui, déjà, ne veut plus rien dire. Le président Albert Lebrun, homme discret et sans relief, reçoit des dizaines de candidats au pouvoir. Le pays s’en moque à moitié : il a déjà connu, depuis 1875, plus de cent vingt gouvernements.
Et Le Canard enchaîné, lui, jubile. Sous la plume de Jules Rivet, il fait du chef de l’État le diariste le plus flegmatique de France. Dans « Les carnets de M. Lebrun », parus le 1ᵉʳ novembre 1933, le président raconte, jour après jour, sa semaine de crise… depuis son lit, entre deux siestes et un mal de chaussures.
La République en pantoufles
Dès les premières lignes, Rivet installe le ton :
“J’étais tout présidentiellement dans mon lit, ne disant rien et n’en pensant pas plus, lorsque l’événement s’est produit : M. Daladier était renversé.”
La fausse gravité du narrateur suffit à tout dire. À la présidence de la République, l’Histoire défile à pas de pantoufles. Lebrun, impassible, compte les gouvernements tombés : “au moins 357 fois depuis l’avènement de la IIIᵉ République”.
L’humour est d’une précision chirurgicale. En parodiant un journal intime, Rivet souligne la routine des crises ministérielles : elles se succèdent comme les jours de la semaine. Le ton, faussement désinvolte, devient un miroir cruel : la République parlementaire est devenue un théâtre d’habitudes, où le changement de gouvernement n’émeut plus personne.
La procession des “sauveurs”
La scène suivante est d’un burlesque irrésistible. Le président, toujours en robe de chambre, reçoit “des tas de gens en consultation” : Bouisson, Caillaux, Tardieu, Mandel, Flandin… La vieille garde du régime défile, chacun répétant la même phrase :
“Moi, seul, puis sauver le pays !”
Rivet épingle, en une ligne, toute la prétention narcissique de la classe politique. Les ambitions personnelles tiennent lieu de programme ; les “consultations” ne sont qu’un bal d’égo.
Le détail comique de “l’argenterie garée” — Lebrun cachant ses couverts avant chaque entrevue — parachève la caricature : sous des dehors policés, la politique devient une foire d’intérêts privés.
La satire touche juste : en 1933, les Français sont fatigués d’un régime qui s’épuise à discuter pendant que la crise économique s’aggrave et que le chômage monte. À Paris, les ligues d’extrême droite gagnent du terrain ; en Allemagne, Hitler a déjà transformé la République de Weimar en dictature. Mais à l’Élysée, on continue de “balayer le salon et ramasser les mégots”.
Le style Rivet : un Proust de la dérision
Rivet n’écrit pas seulement une parodie politique. Il invente une chronique du vide, où la trivialité devient symbole. Le détail des “chaussures” qui serrent, leitmotiv du texte, devient l’allégorie parfaite d’un président à l’étroit dans ses fonctions. Quand Sarraut vient lui présenter son programme de “large concentration”, Lebrun ne comprend que la pointure :
“— C’est ça, la pointure au-dessus !”
Tout est dit : la “largeur” politique se réduit à une question de confort personnel. Le mot “large”, répété comme un refrain, devient un tic verbal de crise, un cache-misère de la rhétorique parlementaire.
Rivet, maître de la litote, transforme la politique en comédie des signes. Le journal du président, écrit sur le ton d’un carnet de santé, devient le miroir grotesque d’un régime qui gère l’Histoire comme une corvée ménagère.
Du salon de l’Élysée à la salle des ventes
Le clou du texte est atteint le vendredi, quand Sarraut vient présenter ses ministres :
“Quelle invasion ! Ils sont au moins une trentaine. C’est curieux comme ils ressemblent aux précédents !”
La scène tient du music-hall : les gouvernants se succèdent comme des doublons, interchangeables, sans autre trait que leur ressemblance. Rivet, avec un humour froid, montre que la République se nourrit d’elle-même — jusqu’à la caricature.
L’anecdote finale, celle du parapluie oublié par “M. Georges Bonnet, ministre des Finances”, boucle le texte sur une note d’absurde délicieuse. Le président donne le parapluie à “Poupou”, son chat, “ça l’amusera”.
La boucle est bouclée : au cœur de la crise, la politique se résume à un bibelot, à une distraction pour animaux domestiques.
L’art du Canard : rire pour ne pas pleurer
En 1933, la satire du Canard enchaîné est à son apogée. Rivet, Bénard, Châtelain-Tailhade ou Drégerin rivalisent d’inventivité pour tourner en ridicule la République des bavards. Mais derrière la légèreté du ton, on perçoit la peur du vide. La France n’a plus de repères solides, ni économiques, ni politiques. Le Canard, lui, garde le rire comme ultime refuge contre la déliquescence.
Sous sa plume, la présidence Lebrun devient un somnifère national. À force de crises, le pouvoir a perdu sa gravité — et avec elle, le respect du pays. Le journal, en se moquant, pose une question qui résonnera tragiquement quelques années plus tard : que devient une démocratie quand plus personne ne la prend au sérieux ?





